Le mystère de la disparition du Moduloform à Molitor

Dans le cadre de la publication des archives du tricentenaire, nous revenons ici sur un épisode mystérieux du département des Polygones: la disparition d’une instance du Moduloform lors de sa présentation au public dans le bassin d’hiver de la piscine Molitor. Le témoignage de Bernard Gérard, ancien chef du Service des Techniques itératives du Bureau des Polygones, est édifiant.

Avertissement légal : les propos ci-dessous ne représentent en aucun cas l’avis officiel du Consortium et ne l’engagent en rien. Ce témoignage est fourni en l’état sans garantie d’aucune sorte. Le lecteur se forgera une opinion à ses seuls risques et périls, sous sa seule responsabilité.

Une vérité intriguante.

« On a longtemps dit que le Moduloform présenté à la piscine Molitor dans le bassin d’hiver avait été en grande partie détruit par le directeur de l’établissement. C’est faux: pourquoi le directeur de la piscine Molitor aurait-il détruit une œuvre d’art qu’il avait lui-même commandité? C’est absurde!

 

La vérité est très différente et bien plus intriguante.

 

A l’époque, je travaillais au sein du Bureau des Polygones. Plus précisément je dirigeais le Service des Techniques itératives. Avec mon équipe, nous venions de jeter les fondements du Moduloform: nous étions les rois du monde!

Quand il a été question de présenter en avant-première le Moduloform à la piscine Molitor, nous étions tous très excités! En hommage au lieu nous avons décidé que le premier Moduloform jamais réalisé serait bleu piscine.

Pour l’installation, on nous a imposé de collaborer avec le Département de Gestion des ressources poétiques. Ces types-là, ceux de la ressource poétique, je dois dire qu’on ne les aimait pas beaucoup. Surtout leur attaché aux figures rhétoriques, Alain Alain. Il n’était qu’au début de sa carrière, mais il m’agaçait déjà. On le soupçonnait d’avoir intrigué pour nous voler la vedette et parmi mes gars, plusieurs étaient salement énervés. J’essayais de calmer le jeu, mais je dois dire que je ne comprenais pas bien pourquoi on nous les avait collés sur le dos…

D’ailleurs, le jour de l’installation du Moduloform à Molitor ils ne se sont absolument pas intéressés à ce que nous faisions. Pendant que nous travaillions dans une cabine du bassin d’hiver, sur la coursive voisine, trois de leurs gars répétaient en boucle et à l’envers la chorégraphie du lac des cygnes. Les autres s’étaient groupés plus loin et récitaient de la prose mais l’acoustique du bassin étouffait leur chœur.

De toute façon, il y avait pas mal de boulot. Nous étions très serrés dans la cabine étroite et rapidement, nous avons cessé de nous occuper d’eux. Les principes que nous avions établis se vérifiaient les uns après les autres: convexité arborescente, résonnance esthétique, contraste angulaire, isotropie métaphorique… Nous étions exaltés! La soirée était bien avancée quand nous avons terminé. L’installation du Moduloform était un succès que nous avons joyeusement célébré au bar! J’ai même proposé à Alain Alain de se joindre à nous, mais il a décliné l’invitation, à sa façon sournoise.

J’ai supposé le pire, mais je n’aurais jamais imaginé ça!

Quelques heures après, nous n’étions plus très nombreux mais sérieusement alcoolisés. Un maitre-nageur est venu nous chercher en courant. Il était affolé. En le suivant, j’ai supposé le pire, mais je n’aurais jamais imaginé ça!

On a dessaoulé net: le Moduloform s’était dilaté, il occupait à présent la moitié de la cabine!

 

Alain Alain était là, près de nous sur la coursive. Lui aussi se taisait mais j’aurais juré qu’il souriait. Comme j’étais le seul chef du Bureau des Polygones encore présent, c’est moi qui me suis approché du Moduloform. J’ai avancé ma main lentement, il était un peu chaud.

J’ai demandé à François Michel, un ingénieur en Angles obtus en qui j’avais toute confiance, de noter les mesures et j’ai commencé à faire tout un tas de relevés. Température, taille, transcendance, colorimétrie, harmonie, acidité, fréquence du spectre… Je dois dire que je ne savais pas bien quoi surveiller, alors je mesurais tout.

 

Une œuvre d’art qui défiait toutes les lois de la matière.

C’était trop lent pour être vu à l’œil nu, mais dans l’heure qui a suivi le Moduloform avait encore grandi. Je ne savais pas quoi faire. Les gars se lassaient de ne rien voir, la fatigue et peut-être aussi l’alcool leur brouillaient les idées. Je les ai envoyés se coucher et je n’ai gardé avec moi que François Michel. Alain Alain a refusé de quitter le bassin, le maitre-nageur s’était endormi sur une banquette. Il faisait de plus en plus chaud et le Moduloform remplissait à présent la cabine.

A l’aube il a traversé les parois. Rien ne semblait pouvoir le contenir. François Michel a failli suffoquer en voyant apparaitre une facette bleue sur le mur ocre contre son épaule. Alain Alain semblait beaucoup s’amuser et je me souviens avoir cru que c’était mon désarroi qui l’amusait autant.

 

J’étais face à une œuvre d’art qui défiait toutes les lois de la matière et j’étais totalement démuni.

 

Un craquement a traversé le bâtiment. En même temps et tout autour du bassin, d’autres Moduloform ont surgi en plusieurs points. Maintenant, partout où ils étaient apparus, ils semblaient enfler à un rythme accéléré. Leurs présences et la chaleur qu’ils dégageaient ensemble étaient de plus en plus oppressantes. A ce moment-là j’ai réalisé que rien n’arrêterait leur course. Il fallait faire quelque chose!

 

Qui aurait cru qu’un jour, je songerai à détruire une œuvre du Bureau des Polygones? Contre toute attente, Alain Alain a tenté de me retenir. « Soyez raisonnable » m’a-t-il susurré, « vous n’y pouvez rien ».

Je n’ai jamais aimé Alain Alain et il se trompait. J’avais participé aux spécifications du Moduloform. Je savais où frapper et par où commencer.

 

Voilà, c’est moi qui ai détruit la partie émergée du Moduloform dans le bassin d’hiver de la piscine Molitor. Alain Alain n’a plus rien tenté pour m’en empêcher, il a quitté la coursive. Il ne m’a jamais dénoncé et j’ai longtemps cru que j’avais une dette envers lui.

Depuis cette nuit-là, j’ai refait mille fois les calculs, j’ai examiné toutes les courbes pour comprendre pourquoi cette œuvre d’art avait échappé à notre contrôle. Et à présent, j’ai la certitude qu’au moment même où nous l’installions, le Département de gestion des ressources poétiques la dénaturait.

 

En dépit de sa disparition, le Moduloform continue d’envahir le bassin d’hiver de la piscine Molitor.

J’ai repensé longuement aux évènements de cette nuit-là et je suis certain qu’en dépit de sa disparition, le Moduloform continue d’envahir le bassin d’hiver de la piscine Molitor. Je n’ai détruit que son enveloppe, je suis sûr que son essence continue de se dilater et si l’on utilisait les bons instruments de mesure, je suis convaincu que l’on trouverait ses arêtes qui traversent toujours le bâtiment de part en part. »